Selon une enquête de l’association Les Petits Frères des Pauvres, 91% des personnes de plus de 60 ans disent éprouver du désir pour leur partenaire. Un rapport plutôt réjouissant qui interroge : pourquoi la sexualité du troisième âge est-elle à ce point taboue ? L’article ci-après, copié de Philosophie Magazine, fait le point.
Un grand lit double entouré de sextoys colorés trônait au beau milieu du « Salon des seniors 2022 ». En ce mois de mars, les professionnels présents à Paris lors de ce grand rendez-vous annuel des spécialistes du « marché du troisième âge » – assureurs, médecins, banquiers, directeurs de maisons de retraite… – devaient accepter la présence incongrue, presque intimidante, de ce grand lit agrémenté de jouets sexuels. L’objet livrait un message clair et simple : les personnes âgées aussi font l’amour.
Cette importance de l’activité sexuelle dans la vie des « vieux » détonne dans un contexte où la précarité physique, financière et psychologique apparaît comme le sujet principal concernant cette classe d’âge. Les joies de la vie amoureuse de ceux qu’on nomme aujourd’hui les seniors ont pourtant été récemment confirmées par l’étude menée par l’association Les Petits Frères des Pauvres. Le rapport indique, entre autres, que 91% des 1500 personnes de plus de 60 ans interrogées et en couple disent éprouver du désir pour leur conjoint, et que 74% ont encore des relations sexuelles.
Arianne Clément, qui organise une exposition en partenariat avec l’association intitulée « En corps, en vie », représente via la photographie des fragments de la vie amoureuse des personnes âgées. Elle confirme : « En faisant cette série, j’ai photographié et interrogé des couples âgés, hétérosexuels et queers, qui étaient amoureux fous. » Oui, les vieux désirent, s’aiment tendrement et font l’amour régulièrement ! parfois jusqu’à « trois ou quatre fois par semaine. Je ne peux pas en dire autant de bien des couples parmi mes amis qui sont dans la trentaine ».
Une sexualité scandaleuse
Le tabou de la sexualité des personnes d’âge mûr ne date pas d’hier. Dans son essai La Vieillesse (1970), Simone de Beauvoir l’expliquait en termes crus : « Si les vieillards manifestent les mêmes désirs, les mêmes sentiments, […] ils scandalisent ; chez eux l’amour, la jalousie semblent odieux ou ridicules, la sexualité répugnante. […] Ils doivent donner l’exemple de toutes les vertus. » À ce titre, un seul modèle de vieillesse apparaît comme socialement acceptable, examine Beauvoir : celui du « sage auréolé de cheveux blancs, riche d’expérience et vénérable, qui domine de très haut la condition humaine ».
Pour être toléré, l’individu qui a vieilli doit donc démontrer qu’il est un pur esprit et délaisser les plaisirs de son corps, à l’instar de Sophocle dans La République de Platon, qui affirme s’être évadé de l’amour « avec la plus grande satisfaction » comme « d’un maître follement sauvage ». Il en conclut fièrement que « la vieillesse apporte beaucoup de paix et de liberté ». Mais la paix doit-elle signifier l’absence de désir ?
Cette image du vieillard comme « pur esprit » est plutôt le résultat d’une forme de déni. « Nous refusons de nous reconnaître dans le vieillard que nous serons », estime Beauvoir. Nous voulons que notre propre vieillissement soit le plus abstrait, le plus flou et le plus éloigné possible. Ce déni généralisé de la vieillesse ostracise les personnes âgées, qui perdent leur réalité charnelle, leur puissance désirante, pour être rejetées dans une réalité spirituelle, parfaitement éthérée. À l’instar de Sophocle, elles sont socialement perçues comme des sortes d’anges fort sagaces… mais totalement asexués.
Hommes et femmes face au vieillissement du corps
Les difficultés de la sexualité vieillissante s’expliquent à la fois par la manière dont elle est globalement perçue, mais aussi par des transformations biologiques concrètes. Concernant les hommes, le dysfonctionnement érectile devient parfois une angoisse quotidienne. Selon une étude parue en 2020, 74% des hommes de plus de cinquante ans signalant une baisse de la sexualité souffrent de difficultés érectiles, d’éjaculations précoces ou de dépression. Quand le mythe de la virilité est construit autour de la capacité à avoir une érection, l’impuissance apparaît comme une tare, ce qui cause une angoisse entretenant le phénomène.
Un cercle vicieux pouvant prendre des dimensions vertigineuses. Cette solitude face à ce qui est socialement envisagé comme une perte de virilité est narrée par Romain Gary, dans un roman au titre éloquent : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable (1975).« Mes cuisses entouraient de leur lourdeur un tarissement, une inexistence essentiels, un vide où la mort semblait être venue incognito au cours d’une tournée de prospection », se plaint le narrateur, comme amputé d’une partie de lui-même.
Les femmes aussi connaissent des transformations corporelles biologiques susceptibles d’altérer leur libido. Selon la même enquête, trois grands facteurs peuvent transformer les rapports sexuels : « une diminution de la vasocongestion » – irrigation et gonflement du vagin –, une lubrification plus lente et « un retard à l’obtention d’un orgasme », lequel est généralement « plus court », et « avec moins de contractions ».
Au-delà de ces évolutions d’ordre biologique, c’est la manière dont les femmes âgées sont perçues par la société civile qui apparaît comme le plus grand obstacle à une vie sexuelle épanouissante. Dans son essai Un corps à soi (2021), la philosophe Camille Froidevaux-Metterie explique comment les femmes ménopausées sont petit à petit placées « en-dehors du groupe des femmes désirantes » : hors de la sphère du « désir légitime ». Leurs envies, leurs pulsions et leurs passions cessent d’être (bien) considérées par la société. « D’un coup de baguette funeste », elles se retrouvent propulsées plus ou moins violemment hors du champ de la vie amoureuse et sexuelle. Là où la poursuite de la sexualité masculine par-delà les années est socialement encouragée – et médicalement assistée –, l’on contraint les femmes à« accepter ce “drame ordinaire” que constitue leur invisibilisation intime et sociale ».
Vers la tendresse
« L’âge engendre les fatigues corporelles et limite de ce fait le nombre d’actes. Il n’en reste pas moins le désir (qui s’entretient) et les fantasmes que l’expérience amène à partager », peut-on lire de la part d’un internaute sur un forum dédié à la sexualité et à la vieillesse. Et pour cause : les transformations corporelles liées au vieillissement peuvent donner lieu à des découvertes érotiques. En prenant de l’âge, les individus se séparent « d’une définition biologique de la sexualité », résume la sociologue Rose-Marie Lagrave. Chez les jeunes, la pratique d’une sexualité reproductrice infuse plus ou moins consciemment les rapports, qui peuvent avoir tendance dans les prémices de la sexualité à se concentrer de facto sur la pénétration. À l’inverse, les personnes âgées parviennent plus facilement à se détacher des pratiques les plus communes pour « explorer d’autres registres de la sexualité », poursuit Lagrave. De cette exploration peut naître « une sorte de révolution silencieuse des pratiques sexuelles ». Autant de manières pour ceux qu’elle appelle « les hors-la-loi du sexe » de « résister à la violence de leur mise à l’écart ».
Cette transformation des pratiques sexuelles par les personnes âgées peut révolutionner l’image de la sexualité en général. Lorsqu’on s’extirpe de ce que Beauvoir appelle « le primat de la génitalité », une nouvelle conception du désir, plus large et plus universelle peut voir le jour. Selon elle, la sexualité résolument non reproductive perd sa dimension mécanique : elle n’est plus un simple « ensemble de réflexes engendrant une mosaïque de sensations et d’images ». Dès lors, tous les gestes physiques qui ne sont pas seulement de l’ordre du réflexe – la caresse et la tendresse – gagnent en importance. Il existe même une forme d’érotisme au-delà du désir physique, car cette forme de sexualité n’est pas réductible à un rapport entre deux corps. Elle se révèle plutôt comme une sensualité, un désir total capable d’« épouse[r]le mouvement général de l’existence ». À partir de là, le monde entier « prend une dimension érotique », conclut Beauvoir.
« J’ai une infinie tendresse pour lui, et un très grand désir de sa façon de me faire l’amour », écrit Benoîte Groult dans son Journal d’Irlande, à propos de son amant septuagénaire. Si elle dit avoir un certain « goût pour sa silhouette, ses particularités », elle affirme néanmoins l’aimer plus pour « ce qu’il a été que pour ce qu’il reste ». Et de poursuivre sans ménagement : « J’aperçois parfois sa gueule de vieillard, qui apparaît sous l’autre, et ça me désespère. Je préfère fermer les yeux, à certains moments, pour me réfugier dans mes sensations. Qui me dit qu’il ne pense pas la même chose, d’ailleurs ? » Un refuge dans les sensations, par-delà les apparences, n’est-ce pas cela aussi, la tendresse ?
Une liberté retrouvée
Cette tendresse peut être vécue malgré l’âge, mais aussi avec lui, dans une pleine acceptation de sa réalité. C’est ce que relate l’écrivaine et sociologue Noëlle Chatelet dans La Femme coquelicot(1997), l’histoire d’une veuve qui trouve l’amour à soixante-dix ans. Caresse, douceur et plaisir de la peau nue « usée », « soyeuse » et « douce » rythment une vie sexuelle pleine de tendresse et de poésie avec celui qu’elle appelle « l’homme aux mille cache-col ». Cette renaissance sensuelle est aussi une renaissance existentielle : Marthe se redécouvre comme sujet désirant et autonome, capable d’initiatives. Elle renoue avec une forme de liberté.
« Un attachement qui me laisse libre. » C’est ainsi qu’Anne-Marie, 68 ans, définit la relation qu’elle entretient avec son conjoint actuel, qu’elle fréquente (sans vivre avec lui) depuis une vingtaine d’années. « S’il me quitte, j’aurai du chagrin, mais il ne sera pas aussi chagrinant que quand j’étais jeune », poursuit-elle, avant d’affirmer : « Je n’ai qu’une seule horreur : c’est l’assujettissement. »
Voici l’un des autres avantages de l’expérience. Le passage des années permettrait d’émanciper les femmes d’une forme de domination masculine, préjudiciable au couple en général. Dès lors, « de nouveaux désirs sexuels peuvent venir aux femmes enfin débarrassées des charges mentales et pratiques de la famille et du travail », estime encore Rose-Marie Lagrave. Anne-Marie, par exemple, se sentait « empêchée dans le mariage ». Divorcée à l’âge de 48 ans, elle revendique à présent « une indépendance totale » et une « liberté absolue à disposer d’elle-même ». La sexagénaire place désormais « l’attachement » et « le plaisir de désirer » au-dessus de tout.
Des injonctions sans fin ?
Mais comme toute libération, celle du troisième âge est rattrapée par une nouvelle pression sociale et l’opportunisme financier de certains. Depuis quelques années, des mannequins seniors reconnus sur les réseaux sociaux – que l’industrie de la mode et la presse féminine nomment « silver influenceuses » – font leur apparition, exhibant avec fierté leur chevelure blanche ou argent. « Sans compter que la catégorie des “femmes mûres” est l’objet de fantasmes masculins, figurant dans le répertoire des pornographes, tout comme elle est devenue une niche du marché des cosmétiques et de la chirurgie réparatrice », précise Lagrave. L’âge ne semble plus être un frein au désir, ce que les marques – comme le fameux lit du « Salon des seniors » – ont très bien compris. Quand la sexualité du troisième âge devient lucrative, le corps vieillissant prend une valeur commerciale. Il n’est plus un corps abstrait « vénérable », mais « un corps fiscal », selon la formule de Laure Adler dans La Voyageuse de nuit (Grasset, 2020). Un nouveau statut qui génère « de nouveaux bénéfices dans un marché qui recherche l’illimité et promet des succédanés d’immortalité ».
Le commerce autour du désir des personnes âgées est soutenu par ce que le sociologue André Dupras nomme « l’idéologie du bien vieillir », comprenant un devoir implicite de « santé sexuelle ». Il ne s’agit pas seulement d’offrir la possibilité aux retraités qui le souhaitent d’avoir une vie sexuelle épanouissante, mais de faire de cette vitalité un critère de bonne santé. Faire l’amour apparaît comme un « devoir » indispensable à l’épanouissement personnel, non simplement comme un plaisir. Ce nouveau type de discours sur la sexualité s’ancre donc sur la promotion du bien-être, de la performance et du plaisir individuel. Un tabou commence à se briser, mais sur un mode injonctif…
Cette injonction à jouir jusqu’à la mort peut être tout aussi pesante que la stigmatisation de la sexualité. Car si certains individus choisissent de se tourner vers une vie de désir et de jouissance, d’autres – à l’instar du Sophocle de Platon – voient la fin de leur vie sexuelle comme une forme d’apaisement, voire de soulagement. La vieillesse devient alors « un espace de liberté insoupçonnée », avance Rose-Marie Lagrave. L’invisibilité que donne l’âge leur permet d’entrer dans un monde nouveau débarrassé [pour certaines femmes] et de la domination masculine et du souci de soi. » La libération peut donc aller dans les deux sens : celui d’une libération sexuelle, mais aussi celui d’une libération de la vie sexuelle elle-même… Le tout étant de laisser à chacun le soin de vivre joyeusement voire allègrement sa vieillesse, comme le rappelle non sans provocation le morceau de la chanteuse Brigitte Fontaine intitulé Prohibition.
J’ai d’autres projets vous voyez
Je vais baiser, boire et fumer
Je vais m’inventer d’autres cieux
Toujours plus vastes et précieux
Je suis vieille et je vous encule
Avec mon look de libellule
Je suis vieille, sans foi ni loi
Si je meurs, ça sera de joie
Brigitte Fontaine, Prohibition (2009)